Rufus et Carla Thomas sont la preuve que la soul music est souvent une affaire de famille. Une famille de coeur la plupart du temps mais pas que. Leur destin est un cas unique dans la longue histoire de la musique noire américaine. Celle d’un père et sa fille, embarqués simultanément dans une ascension vers la gloire. Il fut « The funkiest man alive », elle est « The Queen of Memphis Soul ». Ensemble, ils sont l’incarnation de la soul sudiste.
« Je ne sais plus vraiment comment l’idée m’est venue, mais un jour, je me suis dit que j’allais devenir l’un des plus grands entertainer au monde. Et, sans vouloir paraître vaniteux, je le suis devenu. » Ces propos de Rufus Thomas, lâchés en interview au crépuscule de sa vie peuvent trahir une certaine prétention. Pourtant, ils résument bien l’ambition d’une vie de cet infatigable show-man.
Être un gros vendeur de disques n’a jamais été un objectif prioritaire pour lui.
Communiquer sa bonhommie et son incroyable énergie sur scène, soir après soir, au plus grand nombre et cela depuis son plus jeune âge, voilà à quoi aspirait cette figure de Memphis.
Ces incroyables facultés ont été pendant longtemps réservées aux habitués de Beale Street et du Palace Theater de Memphis. Pendant 22 ans, Rufus Thomas va jongler entre un travail alimentaire à l’usine le jour et ses spectacles mêlant comédie, musique et danse la nuit.
De Memphis, il est également l’une des voix emblématiques. Animateur et DJ depuis 1951 pour WDIA, première station de radio dirigée par une équipe exclusivement composée d’africains-américains, Rufus Thomas, ne se contente pourtant pas longtemps de passer les disques des autres. Rapidement, il se met à enregistrer aussi les siens.
En 1952, Sam Phillips, jeune producteur de Memphis, vient de monter sa maison de disques, Sun Records. Rufus Thomas, alors encore simple célébrité locale, vient le trouver. De leur association né le single Bear Cat . Un premier succès pour l’artiste aux multiples talents mais également une première reconnaissance nationale pour Sun Records.
Cette première collaboration couronnée de succès aurait pu en engendrer bien d’autres pour Phillips et Thomas. C’était sans compter sur ce jour de l’année 1953, où un gamin de 18 ans, poussa les portes du Sun Studio, le studio d’enregistrement de Sun Records, pour enregistrer une chanson pour sa mère.
Elvis Presley, alors encore complètement inconnu, fait irruption dans la vie de Sam Phillips. Cette rencontre engendre une réorientation complète de l’identité musicale de la maison de disques. Sun Records s’évertue désormais à poser les jalons de son destin à venir, intimement lié à celui d’Elvis Presley.
Dans ce contexte, Rufus Thomas et son rythm & blues n’ont plus leur place dans la maison des pionniers du Rock & Roll.
De cette expérience, il en ressort avec une certaine amertume, conscient d’être passé à côté d’une belle histoire musicale avec Sam Phillips.
Il n’en tiendra pour autant pas rigueur à Elvis Presley pour qui il jouera un rôle de mentor durant ses premiers mois dans l’industrie musicale de Memphis. Sur les antennes de WDIA, il sera d’ailleurs l’un des premiers DJ à passer les enregistrements de celui qui deviendra bientôt le King.
Bear Cat, Rufus Thomas, 1952, Sun Records
Éloigné des studios d’enregistrement mais toujours très actif au niveau local, Rufus Thomas voit passer tous les acteurs de l’industrie musicale du Tennessee. Et en cette fin des années 1950, il va se montrer particulièrement attentif à l’émergence d’un nouveau producteur, Jim Stewart, cofondateur avec sa sœur Estelle Axton de Satellite Records.
Créé dans le but de produire des artistes Rock & Roll et Country, deux genres particulièrement populaires dans le sud des États-Unis à cette période, Satellite Records va, avec l’insistance de Rufus Thomas, dévier de sa trajectoire et mettre sur le marché un 45 tours de rythm & blues. Ce sera Cause I Love You de Rufus Thomas en duo avec sa fille, Carla Thomas alors âgée de 17 ans.
Modeste succès local, Cause I Love You aura pourtant d’énormes conséquences sur le destin des personnes qui ont participé à son enregistrement.
Cause I Love You, Carla & Rufus Thomas, 1960, Stax Records
En effet, au-delà de marquer les débuts de la carrière de Carla Thomas, Cause I Love You attire l’attention d’Atlantic Records via son vice-président Jerry Wexler, l’un des plus puissants distributeurs et maison de disques du début des années 1950.
Satellite Records, renommé alors Stax Records, signe un partenariat de distribution nationale avec Atlantic et réoriente complètement ses activités pour se concentrer uniquement sur le rythm & blues et la soul, à destination du public noir.
Rufus Thomas confirme son flaire incroyable ! Après avoir participé à l’émergence de la « maison mère » du Rock & Roll, il s’implique désormais dans la création de celle qui deviendra bientôt une institution incontournable de la soul sudiste. À la différence que cette fois, pas d’Elvis Presley à l’horizon pour venir lui griller la priorité. À moins que, pour son grand plaisir, sa propre fille Carla, vienne partager la lumière avec lui…
Outre la personnalité atypique et charismatique de Rufus, c’est bien le potentiel artistique de Carla Thomas qui finit de convaincre Jerry Wexler, vice-président d’Atlantic Records, de parapher l’accord de distribution avec Stax Records. La suite lui donnera raison.
Avec Gee Whiz (Look at his Eyes) en 1961, Carla Thomas pas encore 18 ans, signe son premier succès.
Fort de l’exposition nationale offerte par Atlantic Records, la jeune femme sort de l’ombre et devient durant les premières années de Stax, l’artiste majeure de la maison de disques.
Souvent en duo avec son père comme sur les titres I didn’t Believe et Birds & Bees, la jeune femme atteint au milieu des années 1960, et à seulement 23 ans, le sommet de sa carrière avec deux albums consécutifs qui finissent d’asseoir sa notoriété en la sacrant « Reine de la Soul de Memphis ».
Ce sera d’abord l’album B-A-B-Y en 1966. Composé de titres écrits par Isaac Hayes et David Porter, le duo de compositeurs stars de Stax Records, B-A-B-Y donne la possibilité à Carla Thomas de laisser exploser sa voix forte remplie de tendresse. Le titre éponyme se classe 3e des Charts R&B américains et lui offre une notoriété internationale.
B-A-B-Y, Carla Thomas, 1966, Atlantic Records
Quelques mois plus tard, sur l’initiative de Jim Stewart, Stax Records édite un album de duos regroupant ses deux plus grands talents, Carla Thomas et Otis Redding.
En six jours, les deux artistes enregistrent les 11 titres qui composeront l’album King & Queen.
D’abord impressionnée par le charisme et la stature de Big O, le surnom d’Otis Redding, Thomas va progressivement prendre confiance et affirmer sa personnalité.
L’enregistrement de Tramp, morceau phare de l’album va d’ailleurs être un déclic. Ce standard de la soul démarre par un échange virulent entre les deux artistes. Un dialogue totalement improvisé pour lequel Otis Redding a préalablement demandé à sa partenaire de se moquer de lui avec tous les mots qui lui passent par la tête. Cet échange, conservé dans la version finale, offrira l’introduction la plus iconique de la carrière de ces deux interprètes.
Tramp, Carla Thomas & Otis Redding, 1967, Stax Records
Suite à ce double succès, Carla Thomas est sans surprise l’une des têtes d’affiches de la Stax/Volt Revue en 1967. Aux côtés des artistes les plus populaires de la maison de disques, elle va enchainer les concerts dans les plus prestigieuses salles d’Europe et prendre conscience de ce que probablement tout le monde, à part eux, avait déjà compris : les artistes de Stax Records sont désormais des icônes planétaires.
Pour des raisons qui sont encore aujourd’hui peu claires mais probablement liées à la volonté de Stax Records de mettre en avant de jeunes artistes, Rufus Thomas n’a lui pas participé à la célèbre tournée de la maison de disques en Europe. Mais alors que sa fille accédait à la célébrité, ce dernier ne s’est pas contenté de rester les bras croisés à contempler ce succès si rapidement acquis. Au contraire, alors qu’il s’octroie un rôle de mentor pour la pléiade de jeunes talents qui composent les rangs de Stax Records, il va également entrer en studio de manière plus régulière.
En 1963, avec le dansant Walking the Dog, il connaît le plus gros succès de sa carrière. Le titre prend la 10e place des Charts Pop aux États-Unis, bien aidé par la reprise qu’en feront les Rolling Stones quelques mois plus tard.
Dès lors, Rufus Thomas va travailler une identité visuelle et musicale qu’il déclinera durant de longues années : des titres dansants accompagnés de chorégraphies minimalistes facilement reproductibles par la foule, des costumes souvent composés de bottes et de capes de plus en plus flashy à chaque nouvelle sortie et une discographie développant un bestiaire toujours plus vaste. En effet, après Can Your Monkey do the Dog et Somebody Stole My Dog suivront Do the Funky Chicken et Do the Funky Penguin.
Fidèle à lui-même, en homme de scène chevronné, sa musique et son style sont avant tout pensés pour générer une interaction avec le public.
Malgré tous les remous qui ébranleront Stax Records à la fin des années 1960, de la rupture de l’accord de distribution avec Atlantic Records, au changement de direction après le départ de Jim Stewart et l’arrivée d’Al Bell, Carla et Rufus Thomas, premiers artistes signés par la maison de disques resteront attachés jusqu’au bout.
Cette fidélité est récompensée en 1972 lors du concert Wattstax organisé par Stax Records à Los Angeles devant plus de 120 000 personnes (voir article : Wattstax, le concert de la fierté noire).
Présents parmi les têtes d’affiches, le père et sa fille monteront sur scène à tour de rôle pour interpréter leurs standards lors l’un des derniers grands moments de leur carrière. Rufus Thomas sera même à l’origine d’une scène d’hystérie collective lors de sa prestation, provoquant l’envahissement du terrain, pourtant interdit d’accès, par une partie des spectateurs présents dans les gradins du Los Angeles Memorial Coliseum. L’incorrigible show-man a encore frappé.
Rufus Thomas au concert Wattstax, 1973
C’est peu de temps après Wattstax que Carla Thomas prit la décision de se retirer progressivement de l’industrie musicale pour vivre une vie plus anonyme et s’engager auprès des jeunes apprentis musiciens de Memphis. Rufus, quant à lui, continua à enregistrer, d’abord pour Stax Records jusqu’à sa fermeture en 1976, puis périodiquement pour de petites maisons de disques indépendantes. Son inépuisable volonté de monter sur scène chaque soir l’amena à se produire dans les salles de spectacles du monde entier, et cela jusqu’aux derniers mois avant son décès en 2001. À travers lui, c’est l’âme de la soul de Memphis qui traversait les frontières.
L’histoire de Carla et Rufus Thomas est intimement liée à celle de leur ville, Memphis. Emblématique figure locale, Rufus, en plus d’être l’un des plus grands entertainer que cette ville ait porté, était un mentor pour les artistes qui ont un jour croisé son chemin à Memphis. Otis Redding, Elvis Presley, Sam & Dave ou B.B. King ont tous, à un moment de leur vie, profité de ses conseils et de sa générosité.
« Des gens me reconnaissent et me disent "si tu n’avais pas été là, je ne me serais jamais lancé dans la musique". Cela me fait un bien fou que quelqu’un me considère comme un déclencheur. Je me sens flatté qu’une personne puisse se rappeler de moi comme quelqu’un prêt à l’aider» disait Rufus Thomas.
De cette bienveillance, il en a naturellement fait profiter sa fille, en restant un conseiller de l’ombre et un entremetteur de choix. Conscient de l’immense talent de Carla, il la propulsa jeune sur le devant de la scène avant de la laisser rapidement assumer ses propres choix et notamment celui de prendre une retraite musicale quasi définitive. Cela après avoir tutoyé les étoiles, acquit le statut de « Queen of Memphis Soul » et avoir été l’espace de quelques années l’égale d’Aretha Franklin et Diana Ross, deux autres grandes dames de la soul music.
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