« The Blues Brothers a boosté ma carrière aussi bien que celle de Ray Charles et Aretha Franklin ». Ces mots sont ceux de James Brown recueillit pour le livre Say it Loud ! de Don Rhodes. Ils traduisent l’impact qu’a eu ce projet fou, cet ovni cinématographique, sur la carrière de ces trois légendes à une période où la soul et le R&B deviennent alors des genres marginalisés.
© Universal Pictures
Qui aurait parié, à la fin des années 1970, qu’un sketch récurrent du Saturday Night Live mettant en scène les frères Jake et Elwood Blues, inventés par deux humoristes mordus de musique noire américaine, Dan Aykroyd et John Belushi, soit à l’origine d’un des plus grands films musical de l’histoire du cinéma ? Plus encore, qui aurait parié que ce film participerait à la réhabilitation d’un genre et du retour en force de quelques-uns de ses plus emblématiques représentants ?
Peu de monde certainement… Et à commencer par Universal Pictures, producteur du film. En 1978, lorsque le studio se lance dans le projet, il le fait sans grande ambition. « Universal a financé un projet de scénario pour calmer un peu tout le monde. Tout ce qui les intéressait, c’était American College, ils se foutaient éperdument des Blues Brothers… » dira John Landis, réalisateur du film.
Le trio Aykroyd, Belushi et Landis est alors en pleine préparation du tournage d’American College, une comédie potache en laquelle Universal croit beaucoup à ce moment.
Et cela à juste titre, car à sa sortie, American College prend la place de numéro 1 du box-office américain.
Sauf qu’entre temps, Les Blues Brothers se sont étoffés. Le duo comique du Saturday Night Live a recruté une troupe de musiciens autour d’eux et se produit désormais en première partie des spectacles de Steve Martin. Cette formation nouvelle comprend, parmi elle, deux membres-fondateurs de Stax Records, le guitariste Steve Cropper et le bassiste Donald « Duck » Dunn, mais également Matt « Guitar » Murphy, bluesman accompli et le trompettiste de Frank Zappa, Alan Rubin.
De gauche à droite : John Belushi, Mick Jagger, Steve Martin et Dan Aykroyd
Leurs prestations ne tardent pas à attirer l’intérêt d’Atlantic Records qui enregistre alors un album live, capté lors d’une première partie du show de Steve Martin. Briefcase Full of Blues sort en 1978 et à la surprise générale s’empare de la tête des charts US.
Il paraît à cet instant alors logique que le succès en salle d’American College, combiné au surprenant attrait des Blues Brothers dans les bacs, provoque une sérieuse remise en question chez les cadres d’Universal. Dan Aykroyd, John Belushi et John Landis ont désormais toute l’attention du studio. La production de The Blues Brothers est lancée.
L’état de grâce va pourtant être de courte durée. Rapidement, des tensions vont naître entre Dan Aykroyd et le studio concernant un point précis et déterminant : les seconds-rôles célèbres autour des Blues Brothers. Universal imagine une participation de quelques-unes des stars du disco, genre musical qui triomphe alors à cette époque aux États-Unis, tandis que Dan Aykroyd amoureux du blues électrique de Chicago et de la soul de Memphis voit les choses sous un angle différent.
Pour lui, The Blues Brothers dont se faire avec les participations des plus grandes figures de la Soul et du Blues ou ne se fera pas !
The Blues Brothers Band au complet © Atlantic Records
Sauf qu’en cette fin des années 1970, ces hommes et femmes qui rayonnaient auprès des fans transis en se partageant les premières places des classements de ventes d’albums durant les plus de dix ans, semblent avoir été remplacés, dans le coeur des américains, par d’autres vedettes plus jeunes.
Peu sensible aux effets de mode, Dan Aykroyd y voit là une opportunité, celle de leur offrir une tribune, au cinéma, afin de les remettre sur le devant de la scène.
Face à son insistance, Universal cède. C’est ainsi que Ray Charles, Aretha Franklin, James Brown, Cab Calloway et John Lee Hooker sont engagés pour tenir des rôles secondaires.
Une incroyable réunion de légendes qui, selon John Landis, réalisateur du film, n’a pas été si difficile que cela à organiser. Il s’en amuse d’ailleurs : « Aujourd’hui encore, on me demande comment nous avons réussi à obtenir toutes ces légendes de la musique noire dans le film. C’était très simple : tous ces musiciens ne travaillaient pas à l’époque. Nous avions juste à les appeler et leur dire ‘tu veux bosser’ ».
En effet, même s’ils continuent tous à donner des concerts et à se rendre en studio régulièrement, ils connaissent, chacun, à leur niveau, des années moins fastes.
Ray Charles et Aretha Franklin, tous deux chez Atlantic Records, garnissent encore les salles de concerts du monde entier, mais capitalisent exclusivement sur leurs succès passés. D’autant qu’Atlantic Records, pourtant l’un des bastions de la musique noire, fonde désormais ses espoirs sur les artistes rock alors sous contrat, délaissant par la même occasion ses signatures soul.
Aretha Franklin, figure historique de la maison de disques, est peut-être celle qui vit le plus difficilement cette époque. Entre ses deux collaborations couronnées de succès avec Curtis Mayfield, la bande-originale du film Sparkle en 1976 et l’album Almighty Fire en 1978, ce sont une série d’échecs commerciaux qui émaillent son parcours depuis la première partie des années 1970. Le dernier en date, l’album La Diva, l’amenant à tenter une hasardeuse percée dans l’univers du disco, a été particulièrement dur à encaisser.
Think, Aretha Franklin, The Blues Brothers, 1980
On comprend alors aisément son enthousiasme, lorsqu’elle évoque le tournage et cette scène mythique, conçue pour elle, dans le restaurant où elle interprète son titre Think, tandis que Jake et Elwood arrivent pour tenter de convaincre son mari, joué par Matt « Guitar » Murphy de rejoindre le groupe. « Participer au tournage de The Blues Brothers m’a rendu particulièrement joyeuse. Je me suis vraiment amusée avec Belushi et Dan Aykroyd, ce sont de super gars, avec un vrai sens de l’humour, très très professionnels et astucieux. C’était un grand moment. » écrira-t-elle dans son autobiographie, Aretha Franklin : The Queen of Soul.
L’arrivée du disco affecte également largement la popularité de James Brown. Toujours particulièrement productif dans les années 70, il prend l’allégeance que lui font les figures émergentes du disco comme une invitation à les rejoindre. Pourtant, ses différentes incursions dans le disco comme ses nouvelles productions funk ne convainquent pas le public. Exception faite de l’album Sex Machine Today incluant le hit Sex Machine en 1975. Toutefois, la seconde moitié des années 1970, voit s’ajouter à cette baisse des ventes d’albums une inquiétante diminution de fréquentation de ses concerts. Fait d’autant plus inquiétant que The Godfather of Soul n’a jusqu’alors, jamais eu de mal à remplir les salles tant ses concerts endiablés sont prisés par le public.
Au moment où l’invitation à rejoindre le casting du film lui arrive, il a temporairement délaissé les studios d’enregistrement pour tenter de reconquérir son public sur scène.
Cette invitation, James Brown la reçoit dans un premier temps timidement : « J’ai mis du temps à lire le script qu’on m’avait envoyé, car je craignais la façon dont il pouvait dépeindre les afro-américains » dira-t-il dans son autobiographie James Brown: The Godfather of Soul. Mais lorsqu’il se plonge dans le scénario, ses doutes s’effacent : « Une fois que je l’ai lu, j’ai compris que le film allait ramener le blues et le R&B que les gens ont essayé de ranger sur l’étagère au-dessus de la cheminée. »
The Old Landmark, James Brown, The Blues Brothers, 1980
En grand orateur capable de galvaniser les foules, le rôle qui lui est confié, celui du Révérend Cleophus James, lui va comme un gant. Son unique séquence, tournée dans la réplique d’une église gospel de Chicago reconstituée dans les studios Universal de Los Angeles est probablement la plus célèbre du film.
Il y interprète, devant une foule en transe, The Old Landmark « une chanson que je n'avais jamais entendu auparavant, mais un authentique et vieux morceau de gospel. » selon lui.
Comme à son habitude, The Godfather of Soul est très facétieux sur le plateau. Sa personnalité forte est remarquée et sa joie de faire partie de l’aventure se fait ressentir. « Il était hilarant, il n’arrêtait pas de se contredire » se souvient Dan Aykroyd, avec qui il devient proche suite au tournage.
Facétieux mais également très professionnel, à l’instar de Ray Charles. Le génie du blues et du R&B interprète, assis derrière le piano du magasin de musique que tient son personnage, une reprise de Shake a Tail Feather.
Sa capacité à rapidement capter les codes du cinéma malgré son âge avancé et son inexpérience totale dans l’exercice surprennent le réalisateur John Landis, « Ray Charles était très impressionnant sur les playbacks. C’était parfait dès la première prise. »
Procédé alors peu utilisé par les artistes sur scène à cette période, mais prisé par le cinéma pour des raisons techniques, le play-back pose bien des soucis pendant le tournage.
Aretha Franklin a toutes les peines du monde à se caler sur la version play-back de Think, elle qui n’a pas l’habitude de chanter une chanson deux fois de la même manière. Pour James Brown et John Lee Hooker, l’idée est carrément abandonnée, la synchronisation labiale se révélant vite incompatible avec leur façon d’interpréter leurs titres.
Shake a Tail Feather, Ray Charles, The Blues Brothers, 1980
Malgré les nombreuses performances musicales et le rôle majeur qu’elles occupent dans le film, MCA, la branche musicale d’Universal ne montre pas d’intérêt pour les compiler et les éditer en vinyle. Pour John Landis, le fait que ces artistes « n’étaient plus dans le coup » a motivé leur décision.
Atlantic Records, récupère donc les droits d’exploitation, afin d’éditer la bande-originale. Ce sera toutefois sans la participation de John Lee Hooker, jugé « trop vieux et trop noir » par Ahmet Ertegun, fondateur de la maison de disques, qui souhaite viser un large public, noir comme blanc. Le succès tardif de J.L. Hooker, récompensé par son premier disque de platine quatre ans plus tard lui donnera évidemment tord.
Sorti au cinéma aux États-Unis en juin 1980 et produit pour 30 millions de dollars, The Blues Brothers est un immense succès avec ses 115 millions de dollars de recettes engrangées.
Il confirme le statut de rois de la comédie US de ce début des années 80 pour le duo Aykroyd/Belushi et participe à raviver largement l’intérêt du public pour les légendes du blues et de la soul qui apparaissent dans le film.
James Brown voit les salles de concerts dans lesquelles il se produit se garnir à nouveau. Prenant goût aux films hollywoodiens, il enchaîne avec des apparitions dans Doctor Detroit, Miami Vice et surtout Rocky IV. Dans ce quatrième opus de la saga, il y interprète le titre Living In America en préambule d’un combat d’Apollo Creed. Propulsé en haut des charts grâce au film, le titre est alors son premier succès majeur depuis 1974, mais aussi le dernier de sa prolifique carrière.
L’accueil triomphal reçu par The Blues Brothers profite également à Aretha Franklin. La sortie du film coïncide avec la fin de son contrat chez Atlantic Records. Elle rejoint alors Arista, la maison de disques de Clive Davis. Bridée depuis plusieurs années chez Atlantic Records, alors qu’elle tentait sans succès de surfer sur les tendances musicales des années 70, elle va, aux côtés de Clive Davis, retrouver la confiance et se recentrer sur les recettes de sa réussite, la soul et le R&B. Dès son premier album chez Arista, Aretha en 1980, la reine de la soul retrouve la voie du succès.
De manière toutefois moins visible, probablement car il n’a jamais vraiment souffert d’un désintérêt du public pour sa musique, le succès de The Blues Brothers permet à Ray Charles de voir l’audience de ses concerts augmenter. Cela notamment grâce à l’attrait d’une génération de spectateurs plus jeunes pour son incroyable répertoire.
C’est un sentiment de revanche qui domine chez les artistes impliqués dans The Blues Brothers. Tandis que l’industrie musicale les voyaient comme des figures désuètes, le cinéma leur a offert la possibilité de montrer au monde entier, sur grand-écran, qu’ils avaient encore beaucoup à donner.
Aretha Franklin et James Brown, rempileront même à la fin des années 90 avec The Blues Brothers 2000, la suite des aventures de Jake & Elwood, aux côtés, cette fois-ci de Wilson Pickett, Sam Moore (Sam & Dave), Eddie Floyd et Eric Clapton, notamment. Preuve une nouvelle fois que les légendes ne meurent jamais…
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