En 2005, lorsque Luther Vandross perd la vie, sa mort ne fait pas les gros titres des journaux français, pire, des qualificatifs pour le moins peu flatteurs viennent entacher sa mémoire, Libération le qualifie alors de « chanteur de ménagères ». Pourtant, outre-atlantique, l’annonce de la mort de l’auteur de l’indémodable classique Never Too Much fait l’effet d’une déflagration et laisse des millions de fans démunis.
Pas franchement reconsidérée depuis dans l’hexagone, cette figure multi-primée du R&B à la carrière atypique, mérite bien une réhabilitation.
© Luther Vandross via Facebook
Qu’est-ce qui fait qu’une chanson entre dans la légende ? Une introduction immédiatement reconnaissable ? Un refrain facile à retenir ? Une voix unique ? Le succès n’a pas de recettes, cela serait connu autrement. Pourtant, avec Never Too Much, Luther Vandross regroupe ces trois éléments et impose sa gueule d’ange et son sourire ravageur au monde entier.
Never Too Much est un énorme succès. 1er des charts R&B en 1981, il booste considérablement les ventes du premier album solo de l’artiste, un LP de sept titres entièrement auto-produit.
L’auto-production, Luther Vandross y cède à l’aube des années 1980, non pas par choix, mais bien par nécessité.
Alors qu’il est, depuis dix ans, une figure familière du milieu de la musique, travaillant dans l’ombre aux côtés d’artistes mondialement connus, il ressent, à désormais 30 ans, le besoin de s’exprimer à travers sa propre voix et sous son propre nom. Poussé par Roberta Flack, pour qui il assure alors les choeurs sur scène, Luther Vandross se lance, avec ses propres économies dans l’écriture et l’enregistrement de l’album Never Too Much.
Doté d’un solide background après avoir monté un premier groupe, Luther, crédité de deux albums restés sans succès et une collaboration en tant que chanteur principal pour deux titres du groupe d’Italo-disco Change, il démarche toutes les maisons de disques bien installées dans l’industrie musicale des années 1980.
Partout, le son de cloche est le même : le style de Luther Vandross est dépassé. La mode est aux formations funk massives, colorées, qui en mettent plein la vue. Des groupes dans le style de Cameo et Lakeside sont alors ceux recherchés par les labels.
Un chanteur seul et sans identité visuelle marquée ne fait plus rêver les décideurs. Ses maquettes en main, Luther Vandross voit toutes les portes se refermer les unes après les autres.
Never Too Much, Luther Vandross, Never Too Much, 1981
Progressivement, il commence alors à se convaincre qu’il ne sortira pas de ce statut de semi-anonyme. Son talent vocal et d’écriture que tous les artistes pour qui il collabore louent, se dérobe au grand public.
Contrariée par les difficultés rencontrées par son ancien choriste, Roberta Flack va jouer son rôle de marraine. Elle l’emmène voir Larkin Arnold, avocat et célèbre découvreur de talents issus de la communauté noire. Au début des années 1980, il officie alors en temps que Senior Vice President chez CBS Records.
Époustouflé par ce qu’il entend et surpris que les autres maisons de disques aient passé leur tour, Larkin Arnold fait signer Luther Vandross chez Epic Records, filiale de CBS Records et label principalement connu pour avoir engagé dans ses rangs Michael Jackson quelques mois auparavant, avec le succès que nous connaissons tous.
L’album Never Too Much sort en 1981, largement porté par le titre éponyme, mais également par une déchirante reprise de A House is not a Home, titre de Dionne Warwick paru en 1964. Ce premier opus est certifié double disque de platine et s’empare de la tête des Charts R&B.
Le succès aidant, les superlatifs pour qualifier ce nouveau phénomène R&B ne tardent pas à affluer. Par son côté chic et sophistiqué, certains y voient un héritier de Sam Cooke quand d’autres entendent des similitudes vocales avec Teddy Pendergrass, l’artiste R&B le plus populaire du début des années 1980 aux États-Unis.
A House is not a Home, Luther Vandross, Never Too Much, 1981
Toutefois, contrairement au crooner à la voix d’or de Philadelphie, Luther Vandross montre dès son premier album une réelle volonté de réinventer son genre musical, le R&B, à une période où le funk et le disco dominent les Charts du monde entier.
Avec cet album, l’artiste new-yorkais définit largement les contours de la soul contemporaine des années 1980. En plus des influences des pionniers de la soul, du jazz et du funk, Vandross accompagné du jeune Marcus Miller à la basse et de Nat Adderley Jr au synthétiseur, insuffle un léger vent de disco dans les six morceaux originaux de ce premier opus. Un album qui offre une très large place au thème qui irriguera largement la discographie de son auteur ; le romantisme exacerbé.
Même si les albums suivants ne marquent pas les esprits autant que Never Too Much, l’effet de surprise s’émoussant progressivement, les années 1980 sont un sans-faute pour Luther Vandross.
Que ce soit Forever, for Always, for Love en 1982, Busy Body en 1983, The Night I Fell In Love en 1985, Give Me The Reason en 1986 ou Any Love en 1988, ils ne feront que l’installer encore davantage comme une figure incontournable de la musique noire des années 1980. Tous ses albums se classant alors à la première place des Charts R&B au moment de leur sortie.
Dans un style élégant, libre artistiquement et fidèle à Epic Records, la maison de disques qui lui a fait confiance en premier, Vandross enchaîne, avec sobriété et humilité, les succès sans se compromettre ni céder aux sirènes de la starification galopante des années 1980.
La reconnaissance du public ne se démentant pas, il lui faudra pourtant attendre le début des années 1990 pour obtenir sa première réelle récompense de la part de la profession. C’est en effet grâce au titre Here & Now paru sur The Best of Luther Vandross, qu’il obtiendra son premier Grammy Award dans la catégorie R&B, après 9 nominations non primées.
Here and Now, Luther Vandross, The Best of Luther Vandross...The Best of Love, 1989
Devant les caméras le new-yorkais à la voix de velours se donne sans relâche avec une générosité débordante.
Cependant, une fois les cameras éteintes, il montre davantage de réserves, de fêlures, dont certaines qui n’échappent à personne. Atteint de diabète chronique, Luther Vandross ne cesse durant toute sa vie de subir d’importantes variations de poids. À quarante ans à peine, il est déjà passé de mince à obèse et inversement, près d’une dizaine de fois. Particulièrement mal à l’aise avec son physique, il refuse à plusieurs reprises de participer à des shows TV de peur d’être moqué.
« Même quand il était très fin, il se regardait dans le miroir et ne voyait pas cette personne mince » dira son amie et mentor Dionne Warwick.
Luther Vandross se montre particulièrement pudique. Ses problèmes de poids, il ne les évoque qu’avec un cercle resserré d’amis et de proches.
C’est ce cercle qui l’aide à affronter l’âpreté du monde médiatique et notamment les questions incessantes sur sa sexualité. Jamais marié et n’ayant eu aucun enfant, il fait face à de nombreuses interrogations des médias, auquel il répond invariablement avec les mots suivants : « Je vous dois ma musique, mon talent, mon travail acharné. Je ne nie pas et je ne confirme pas ces rumeurs sur des choses qui me sont si personnelles. Je ne vous donnerai pas la satisfaction d’un démenti car ce serait une soumission de l’âme. »
Tenant sa ligne de conduite, il n’a de son vivant jamais répondu à cette question. C’est seulement après sa mort que plusieurs de ses proches, et notamment la chanteuse Patti LaBelle, ont confirmé le secret le moins bien gardé de l’histoire du R&B.
Cette dernière dira en interview, « il ne voulait pas que sa mère affronte ça. Il m’a dit qu’il ne voulait pas énerver les gens , c’était dur pour lui. »
L’Amérique des années 1980 n’était pas prête selon Luther Vandross, pas prête à ce qu’un chanteur de R&B noir, avec un public majoritairement féminin qui l’adule autant pour sa voix que pour son physique, révèle son homosexualité publiquement.
Malgré les succès, malgré l’amour porté par ses fans, le destin de Luther Vandross n’en reste pas moins assez tragique. Mort en 2005 à seulement 54 ans des suites d’un infarctus, il aura passé la plus large partie de sa vie à offrir aux autres l’image qu’ils attendaient de lui.
Par crainte d’être rejeté et probablement de peur de voir son oeuvre musicale passer au second plan, Luther Vandross a fait le terrible choix de cacher une partie de sa vraie nature.
Ses choix et bien évidemment son oeuvre méritent tout notre respect. Il fait partie de ces artistes qui se sont donnés corps et âme pour leur art. Aujourd’hui, la meilleure manière de lui rendre cela, c’est de faire entendre sa voix de velours encore et encore, car écouter Luther Vandross c’est never too much.
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